Elle acquiesça.  Manger au restaurant était beaucoup plus plaisant que de se préparer soi-même à manger et, ensuite, de devoir faire la vaisselle.  Agetha n’aimait pas beaucoup cuisiner, elle ne possédait ni l’instinct ni l’amour nécessaire pour préparer de bons petits plats.  Elle suivait les recettes comme elle suivait les ordres, ça donne une idée.  Elle aimait bien le NeWave, mais elle montait rarement à l’étage le plus chic, s’y arrêtant surtout lorsque l’envie d’un buffet à volonté se faisait sentir….  Non, Agetha s’y arrêterait tous les soirs si elle n’avait aucun contrôle sur elle-même.  Parce que, Ciel !  Qu’est-ce qu’elle aimait manger.  

Agetha donna à son nouveau fiancé –c’était drôle à dire- l’adresse de son appartement où il la reconduit galamment.  Malheureusement pour Wilhelm, le capitaine était difficilement impressionnable et une telle conduite la laissait de glace.  Elle le fit pénétrer dans son appartement.  Celui-ci était sobre et les seules décorations étaient des photos.  Elle, son frère, ses parents, on avait rapidement fait le tour.  Elle traversa la pièce et entra dans sa chambre pour rapidement se changer.  Agetha troqua son tailleur-jupe pour…  Pas de jeans, pas de t-shirt, pas de shorts… une robe !  Simple et foncée, courte.  Elle détacha ses cheveux et revint vers Wilhelm.  Voila, elle était prête.  Deux minutes et demie avaient été nécessaires à la jeune femme pour passer d’une stricte agente administrative à une gentille fiancée.  Ils passèrent ensuite chez le Commandant avant de se rendre au restaurant.  

Ils furent installés l’un devant l’autre à une table en fond de salle.  Agetha croisa les jambes et regarda la carte des menus.  Tous ces petits plats semblaient plus alléchants les uns que les autres.  Elle fronça les sourcils, incapable de faire un choix rapidement et se risqua à lever les yeux vers Wilhelm.  Elle lui sourit gentiment avant de finalement faire son choix.  Elle referma le menu, ayant fait son choix entre temps.  

« Que vas-tu prendre ? »

Dit-elle, après avoir rassemblé assez de courage pour commencer une conversation.  Parler n’était pas le fort d’Agetha, surtout avec… son fiancé.  De quoi discutaient les fiancés, hein ?!  Elle sourit à nouveau mais, timidement.  On ne savait pas trop si c’était un jeu ou la réalité.  

« Wilhelm, dis-moi… »

…Pourquoi tu veux épouser une psychopathe ?

Jusque là, la soirée se déroulait merveilleusement bien. Wilhelm avait raccompagné Agetha jusque chez elle et lorsqu'elle était revenue, il n'avait pu qu'apprécier silencieusement la tenue sobre qui la mettait plus en valeur que l'uniforme pourtant sympathique. Après un rapide compliment, il alla jusque chez lui, se contentant de changer de pantalon et de chaussures. Après tout, il avait déjà choisi de mettre sa plus belle chemise ce jour-ci. Le retour à la voiture se déroula dans le calme jusqu'au restaurant où ils s'installèrent élégamment. A son attitude, Agetha n'était que trop rarement venue ici, ce qui la rendait particulièrement attentive à tout ce qui l'entourait. En avait-elle conscience ? Elle dévorait la carte des yeux comme un plat en lui même alors que Wilhelm avait déjà choisi le sien et le vin qui allait avec. C'est alors qu'elle se tourna vers lui pour lui demander son avis. Il s’apprêtait à répondre lorsqu'elle interrompit pour commencer une autre tirade... Qui n'arriva pas.

"Plait-il ? Pour ma part, je vais prendre un Loup de Méditerranée rôti sur peau, risotto d'asperges de Provence et vieux parmesan. Leurs poissons sont excellents. Je te propose un vin blanc avec ceci."

Il avait choisi un plat qu'il avait déjà goûté au cas où elle suivait son choix. Il était ainsi sûr de tomber sur quelque chose de succulent. Il continuait à la dévorer des yeux sans en avoir l'air tout en l'invitant à finir sa phrase.

Spoiler:

Il y a des tas de choses que Wilhelm ignorait de sa nouvelle fiancée.  La première était qu’elle n’aimait pas le vin.  Blanc ou rouge, Agetha ne savait pleinement apprécier le gout.  Évidemment, on ne changeait pas une femme qui se pliait de la sorte aux exigences : Ce soir, il croirait qu’elle aime le vin, point.  Elle hocha la tête avant de déclarer :

« Je te fais confiance, je prendrai la même chose ! »

Avec une pointe d’entrain, bien sûr.  Agetha repoussa le menu et appuya ses bras sur la table, regardant autour d’elle la pièce pour s’imprégner de l’ambiance du restaurant.  Elle ignorait la moitié des ingrédients qui composaient le plat qu’avait commandé Wilhelm, n’avait aucune idée du comportement à adopter.  Fallait-il être plaisante ou naturelle ?  Elle parlait trop peu, assurément.  Doucement, elle s’avança un peu sur son siège, ses escarpins vinrent accrocher les chaussures de Wilhelm –trop grands, trop grands !- elle bougea donc rapidement ses jambes pour que cet incident ne se reproduise plus.  Elle glissa ses mains sur la table et alla attraper celles du Commandant, tout simplement.  À vrai dire, elle avait vu, quelques tables derrière l’homme, un couple se tenir les mains de la sorte.  

« Quand tu m’as fait venir dans mon bureau, j’ai cru que c’était pour me réprimander, parce que, ohh… Un autre agent à fait une erreur informatique, sur mon dos !  Je l’ai rapidement réglée, mais cela a pu tout de même occasionner quelques problèmes…  Hmm… Mais au final, pas du tout !  Ah, les femmes, ça s’inquiètent toujours pour rien, tu ne trouves pas ? »

Elle battit des paupières, joyeuse et…  plus ou moins fausse.  Agetha avait trop eu parlé mais, pour lui, elle ne voulait pas paraitre ennuyeuse.  Malheureusement, à ce qu’il se rapprochait le plus de sa nature profonde, le capitaine ne parlait pas beaucoup.  Elle n’avait rien d’intelligent à dire, donc elle ne disait rien.  

Ils étaient si mignons mais si ridicules. Était-il possible d'être moins à l'aise dans un restaurant déjà prévu à l'effet de la population la plus coincée d'EP-1 ? S'il avait anticipé le choix du plat d'Agetha, il ne s'était pas attendu à ce qu'elle saisisse sa main mains ni à ce qu'elle lui fasse du pied ! Le connaissait-elle aussi peu ou ne montrait-elle qu'une façade de femme facile afin de se moquer de lui ? Wilhelm préférait attendre, refusant d'imaginer qu'il ait pu faire le mauvais choix. Son regard se durcissant légèrement, il répondit à sa fiancée en affichant l'ombre d'un sourire.

"Ça dépend lesquelles. Je pense que tu es capable d'évaluer tes propres capacités et celles de ton entourage. Je ne crois pas que tu aies pu réellement penser que je te ferais un reproche. Tu t'en voudrais suffisamment pour venir me faire immédiatement ton rapport ainsi que les solutions envisagées. Je me trompe ?"

Il ne se détendait pas. Il avait réussi après sa demande en mariage mais l'attitude récente d'Agetha l'avait renvoyé dans ses retranchements. S'il s'était autant trompé, il s'en voudrait énormément, car il fonctionnait exactement comme expliqué dans ses propos. Exactement comme il pensait qu'elle le ferait. Le serveur se présenta avec la bouteille et les servit avant de repartir, non sans un remerciement discret.

Se moquer de Wilhelm n’était pas dans ses intentions, loin de là. Agetha avait un humour méchant, mais par-dessus, il était rare. Elle riait peu, et si elle devait faire une blague quelconque, ça ne serait que pour meubler une conversation, ou bien entrer davantage dans un rôle. Le Commandant s’était refroidi, elle l’avait remarqué mais ne laissa rien paraitre. Son sourire, quant à lui, n’avait pas disparu mais, plutôt que d’être naturel, il redevint artificiel. Le genre de sourire qui servait à cacher autre chose, disons. Lentement, elle retira ses mains de celles de Wilhelm, frôlant la nappe foncée du bout des doigts avant de les poser sur ses cuisses.

« Non, tu ne te trompes pas. »

Néanmoins, elle n’était pas une machine. À n’importe quel moment, elle comme tous les autres, étaient susceptible de faire une erreur. Ils n’étaient pas des machines après tout, ils étaient influencés par la fatigue, la faim, la soif et les envies. Et même si elle le montrait que trop peu, Agetha n’échappait pas à ces variantes qu’elle savait si bien ignorer.
Le serveur revint et l’agente attendit qu’il reparte pour saisir doucement sa coupe et la porter à ses lèvres. Savait-il à qui il avait à faire ? Savait-il qu’il venait de s’engager la femme la plus hypocrite de l’île ? Ses yeux se levèrent à nouveau vers l’homme, sa tête se pencha légèrement sur le côté. Agetha posa sa coupe, parla à nouveau, sérieuse.

« À quoi t’attends-tu, que veux-tu de moi ? »

Il avait forcément des attentes. Il était impossible qu’un homme comme Wilhelm Ashford agisse sur un coup de tête, impossible. Il avait un plan, une idée, quelque chose de concret, ou du moins, elle l’espérait. S’il partait dans l’abstrait, Agetha serait laissée à ses maigres connaissances, et le Commandant, déçu.

Sincère, Agetha avait retrouvé sa perspicacité. Elle se doutait bien que quelque chose se "tramait" derrière cette union et avait sans doute cherché à se protéger derrière une façade superficielle qui aurait pu lui permettre de prendre l'ascendant si Wilhelm s'était laissé berné. Mais ce n'était pas le cas et le commandant fit tourner son verre afin de faire respirer le vin qui tournoyait en son creux. Après une rapide gorgée accompagnée de mouvements étranges de ses zygomatiques, il répondit sans vergogne, l'air sérieux mais complice.

"J'ai trente six ans, j'étais célibataire et mon paternel possède un patrimoine dont j'hériterai s'élevant à des millions d'euros sur les marchés européens. Je suis également militaire travaillant au front, considéré comme le plus exposé aux dangers par certains experts. Ma lignée s'éteint avec moi et j'ai besoin de faire mes preuves en tant que fils et en tant qu'homme."

Il marqua une légère pause lorsqu'il vit le serveur déposer les plats sur la table. Il saisit ses couverts, enfourna une première bouchée du poisson blanc avant de répondre à la suite.

"Je pense que cela te suffit à comprendre mes actes ; mais si tu te demandes "pourquoi toi", sache que j'ai une réelle confiance en tes capacités pour répondre à mes attentes. Comme toujours. Et puis... Je pense que nous nous comprenons."

Il laissai a phrase en suspend le temps de grignoter quelques asperges. Ce plat était un vrai délice. Il but une seconde gorgée de ce délicieux vin.

Wilhelm, pour un homme réservé, parlait beaucoup. Pour un soldat, il ne faisait que dire le plus important, les informations primordiales pour une bonne compréhension. Ses mains se levèrent délicatement à l’arrivée du serveur et se reposèrent sur les couverts qu’elle attrapa pour découper sa nourriture. Du bout de sa fourchette, elle attrapa un morceau qu’elle glissa dans sa bouche, sans décrocher ses fins yeux bleus du Commandant.

« Cela ne répond pas à ma question. »

Elle mâcha sa nourriture et décroisa ses jambes. En effet, le soldat Ashford venait de lui énoncer la raison de sa demande en mariage, or, Agetha voulait savoir ce que lui attendait d’elle, non pas dans son rôle à long terme, mais dans son attitude à adopter. Quel malheur d’être laissée dans l’ombre… Par défaut, elle garda son doux sourire de jeune femme et son regard attendrissant. Loin de la dure et sévère agente administrative qu’elle était à l’Infinite Project.

« Dis-moi, à quoi sert des millions d’euro sur une base militaire qui n’utilise pas l’argent ? »

Parce que, mine de rien, c’était important. Agetha battit des paupières, continuant à se délecter de son repas. Franchement, c’était un bon choix, contrairement au vin. Elle attrapa sa coupe et en prit une simple gorgée. Sans contrôle, elle aurait plissé le nez de dégout, mais là, elle pinça les lèvres, comme si elle appréciait. Vile, vile menteuse.

Il aimait son intelligence. Tout comme lui, elle ne se laissait pas duper par les subterfuges afin d'esquiver aussi discrètement que possible les questions les plus gênantes. Cependant, il fut surpris qu'elle ne s'étonnât pas de la réponse qu'il avait fourni, il y était pourtant allé fort, d'autant plus qu'il avait omis qu'une toute petite partie de la vérité. Il reprit la parole après avoir avalé une nouvelle bouchée de poisson accompagné d'une maigre gorgée de vin.

"Comme je te lai dit, je te demande de fonder une famille. Je n'attends pas spécialement plus de ta part, hormis les responsabilités liés à ce système. La première est d'être honnête avec moi. Tu peux faire tout ce que tu veux tant que j'en suis informé. Jusque là, dis toi que c'est comme le travail. Deuxièmement, porter mes enfants. Je n'ai pas l'utilité de l'argent de ma famille, mais je ne compte pas forcément leur imposer la même vie que moi. S'ils décident de retourner en Europe ou ailleurs, je veux qu'ils en aient le choix. Sinon, cet argent fera parti de notre patrimoine et nous pourront le garder pour nos générations futures ou le dépenser comme bon nous semble par exemple pour financer EP."

Il attendit de voir qu'elle avait bien tout suivi pour enchaîner sur la partie qui était selon lui la plus délicate.

"Cette deuxième partie a bien sûr quelques inconvénients. S'il est vrai que je ne serai pas toujours là, je ne tiens pas à découvrir que tu es partie ou que j'ai un enfant illégitime. Je pourrai faire taire les rumeurs d'infidélité tant qu'elles seront intangible. De même, pas de drogues ni de soirées trop alcoolisées dans mon absence. Je ne veux pas avoir à rechercher ma femme dans les caniveaux. Je n'ai ensuite pas de limite concernant la possession d'animaux ou d'autres fantaisies du genre. Tu pourras vivre tes passion comme avant, je pourrai également participer financièrement à tes projets si tu en as."

Il se tut en prenant le temps d'évaluer sa réaction. Tant qu'à faire, il préférait envisager le pire dès le début, au moins, ça sera ça de moins à voir quand il sera fatigué.

Il n’attendait rien.  Rien.  Les mots résonnaient dans l’esprit de la jeune femme.  Rien.  Comment devait-elle se comporter, s’il n’attendait rien d’elle ?  L’agente administrative hocha la tête, signifiant qu’elle avait compris.  Il avait des projets précis, il était prévoyant.  Agetha n’avait jamais fait de plan pour le futur, et ne commencerait pas, laissant à l’homme le soin de tout arranger comme il le voulait.  Les dents de sa fourchette s’enfoncèrent lentement dans le poisson, le soldat regardait son plat, gardant néanmoins une oreille attentive.  

« Tu te contredis. »

Elle coupa sa nourriture en quelques petits morceaux, les mettant dans sa bouche machinalement.  Agetha regarda Wilhelm de manière impersonnelle, son sourit s’étant enfoui.  Il n’attendait rien d’elle, pourquoi sourire, alors ?  Elle fronça les sourcils, cogitant sur les paroles de l’homme.  

« Je ne comprends pas mais j’accepte. »

Dit-elle tout simplement.  La fidélité, franchement, qu’était-ce ?  Et la confiance ?  Plus encore, la liberté ?  C’était trop personnel, trop profond.  Pouvait-on toucher la fidélité, la confiance ?  Non.  Agetha battit des paupières, connaissant bien ces deux variables qui revenaient sans cesse dans toute une vie.  La question était : Respecterait-elle toutes ces choses que Wilhelm demandait d’elle ?  Elle releva les yeux, croisa les jambes dans l’autre sens et termina sa bouchée.  

« Définis être honnête. »

Agetha connaissait très bien la définition de ce mot, elle ignorait tout simplement comment l’appliquer dans la vie de tous les jours.  

Tiens donc, le masque finissait bien par tomber en fin de compte. Et quelle éloquence ! Elle faisait bien plus forte et plus belle désormais. Wilhelm la trouvait presque rayonnante. Un sourire sincère commença à naître sur son visage. Pas un grand sourire éclatant, non, un sourire serein et agréable, comme quand on est au coin du feu avec un bon thé en plein hiver. Il commença à parler, abandonnant un instant son met.

"Entendu, je te réponds mais tu devras ensuite me dire quelles étaient mes contradictions. C'est parti. Être honnête c'est être conforme à une norme morale socialement reconnue ou encore en parlant d'une femme : dont la conduite est conforme à une norme sexuelle liée à un statut social. Je pense cependant que les définitions standard ne t'éclairent pas quant à mes attentes personnelles. Et pourtant, il y a beaucoup de vrai. Je te demande d'être honnête avec toi même, honnête envers moi et envers tes engagements. Si nous nous marions, nous avons un statut social affilié à une image. Si tu romps cette image, tu romps tes engagements et donc par extension, tu te mens. Je ne suis pas très regardant tant que tout reste discret mais je ne veux pas arriver à des extrémités qui pourraient pousser à la rupture du contrat. De même, tu es une femme intelligente et remarquable, tu ne devrais pas faire semblant d'être bête sous prétexte que les gens attendent ça de toi. Sois honnête et montre leur qui est Agetha. Si tu ne trouves pas l'envie de le faire en tant qu'Agetha Hallsteinssen, fais le en tant qu'Agetha Ashford. Je veux être fier de ma femme et que veux que ma femme soit fière d'elle. Ai-je été clair ?"

Son regard était perçant et rempli de détermination. A sa façon, il aimait réellement Agetha, au point de vouloir son bonheur. Disons que ça manquait juste de romantisme et de passion primaire... Désormais, c'était à la jolie blonde de remplir sa part du contrat.

Agetha était honnête, par le passé. Lorsqu’elle n’était qu’une jeune adolescente et que la rébellion semblait le seul moyen de s’exprimer. Elle hurlait, insultait, se bagarrait. Ce n’était pas la meilleure façon de communiquer mais, au moins, elle le faisait. Aujourd’hui elle n’était qu’un tas d’os et de chair qui se mobilisait que pour des ordres donnés. Alors que Wilhelm avait abandonné son repas, l’agente continuait de manger avec appétit. L’assiette se vidait rapidement, la coupe de vin, progressivement. Ce que disait le commandant ne lui déplaisait pas, au contraire. Pour elle, c’était comme s’il lui demandait de reconstruire son comportement, de mettre de côté des années et des années de répression pour faire ressortir une once d’elle-même, une once d’honnêteté.

« Oui. »

Ce contenta-t-elle de dire. Parce que peut-être que la vraie Agetha n’aimait pas parler. Elle battit des paupières à nouveau et baissa les yeux sur son repas, piquant sa nourriture à plusieurs reprises avant de la porter à ses lèvres. Un petit sourire amusé se dessina lentement, comme elle jetait un coup d’œil à son fiancé.

« Mange, Wilhelm, ce sera trop froid. »

Une pointe d’engouement avait percé sa voix monocorde. Sous la table, ses pieds commencèrent à tapoter au sol, doucement. Elle paraissait déjà plus enchantée, moins coincée. Vrai ou faux ? Ce n’était pas Agetha qui pouvait le dire, tellement habituée à changer de personnalité pour s’adapter aux autres.

Il aimait Agetha. Mettre les choses au clair avec elle semblait avoir détendu l'atmosphère à un niveau presque romantique. Si on omettait qu'elle avait encore éludé sa question de soulever ses contradictions, tout était redevenu limpide dans l'esprit du commandant qui replongea dans son assiette avec un appétit nouvellement acquis. Finalement, il commençait à émettre des hypothèses viables sur le comportement de la vraie Agetha. Ce n'était pas juste quelqu'un qui obéissait ni quelqu'un qui papillonnait des yeux pour faire plaisir. Elle était aussi froide que chaleureuse selon l'état d'esprit dans lequel on parvenait à la mettre. La vraie Agetha était bien plus sincère que ce qu'il ne pensait à la base. Là où elle aurait pu rester fausse et frigide, elle s'était ouverte à lui et commencé à lui parler selon ce qu'elle désirait réellement. Il n'y avait pas une multitude d'Agetha qui se succédaient mais bien une seule qui était la conséquence directe des actions de son entourage. Ça n'allait pas être facile de la maintenir dans cet état de bonheur sincère mais en tant qu'époux, c'était maintenant la mission qui l'incombait et il comptait bien y parvenir ! Il sourit, le cœur léger entre deux bouchées. Une phrase presque humaine lui échappa, sincère mais réfléchie selon les études comportementales qu'il avait pu réaliser au fur et à mesure des ans.

"Tu es très belle ce soir. Plus qu'en arrivant."

Il avait remarqué deux phénomènes lorsqu'une femme était complimentée : elle appréciait davantage la personne qui en était à l'origine et elle tissait un lien inconscient avec cette personne. Positif ou négatif, un rapport de confiance s'instaurait. Soit elle la remettrait en doute en pensant qu'il était un beau-parleur - ce qu'il n'espérait pas car il avait selon lui prouvé que ce n'était pas le cas - soit elle se sentirait plus proche de la personne. Il gagnerait un grade de confiance et pourrait ainsi atténuer la tâche qu'aurait pu être de partager sa vie. Il souhaitait avoir une vie "normale" et la confiance était la clé d'une relation durable. Il but une gorgée de vin.

"Désolé de te poser cette question dès maintenant mais je souhaiterais savoir comment nous nous organiserons à partir de maintenant vis-à-vis du mariage. Il serait logique que nous apprenions à vivre ensemble mais il faut également que nous prenions le temps de nous faire à notre nouveau statut de couple. Si tu as des exigences envers moi tout comme j'ai pu en avoir envers toi, il faut également que tu m'en fasses part."

Il finit les dernières bouchées de son assiettes en attendant sa réponse, patient et conscient de la gravité de sa question.

Oh, un compliment. La jeune femme observa l’homme par-dessous ses longs cils, comme si elle analysait ce qu’il venait de dire. Qu’elle était douteuse, on le lui disait souvent, mais jolie ? Pas souvent. Bien paraitre, en tant qu’agent administrative, était important pour Agetha. Cependant, il y avait une marge entre se mettre jolie pour être jolie et s’arranger un peu, remonter ses cheveux et porter une jolie jupe pour être présentable. Bref, ce n’était qu’un compliment et celui-ci ne semblait pas avoir un impact imminent sur le soldat.

« Merci. »

Répondit-elle, neutre, comme s’il venait tout simplement de lui passer le sel. Elle termina sa coupe de vin, priant intérieurement pour ne pas qu’on la remplisse à nouveau. Peu à peu son assiette se vidait, jusqu’à ce qu’il n’y reste plus rien. Agetha ne paraissait pas repue –et elle ne l’était pas, elle attendait avec impatience d’attraper la carte des dessert, mais plutôt préoccupée. Perdue au fond de ses pensées. Ne répondant pas tout de suite à Wilhelm, elle posa doucement sa fourchette, puis son couteau. Elle essuya ses lèvres avec une petite serviette mise à disposition sur la table et… Elle ne le regarda pas, mais lâcha, pas très fort mais sur un ton honnête :

« N’en attends pas plus de moi que ce que je peux te donner. »

Elle se décida enfin à le regarder. Son air était plus assuré, plus sérieux. Agetha avait des choses à lui dire, il lui avait seulement fallu un peu de temps pour les mettre en ordre dans son esprit.

« Tu crois que, derrière la machine, il y a une femme ? C’est faux. Je vais être honnête avec toi, Wilhelm, même l’IAA a plus de personnalité que moi. Quand même, je serai toujours à tes côtés, si tu as besoin de moi… jusqu’à ce que la mort nous sépare, c’est ça ? »

Petit sourire. Cette femme finirait par le rendre totalement humain à la longue, c'était évident. Elle n'était même pas consciente de ses propres qualités ni de sa propre humanité. Devrait-il lui faire maintenant l'éloge de ces dernières ? Pourquoi pas, après tout, ils étaient fiancés désormais. Il se resservit en vin, en but une gorgée et reprit la parole, lentement.

"Je te remercie de ta franchise. Je pense que tu es très forte et pleine de volonté pour assurer que tu respecteras tes engagements. Toutes les femmes n'ont pas le courage d'affirmer ainsi qu'elles seront à jamais liées à une personne. Si je pars du principe que tu refuseras les avances des autres hommes peu importe le contexte, tu as déjà plus de caractère que l'IAA. Je suis heureux et fier de t'avoir à mes côtés en tant que femme."

Ça c'était bien vrai ! Tous les hommes ne pouvaient pas se venter de savoir que leur femme serait à jamais à leurs côtés. Lui pouvait donner sa parole sans crainte car Agetha s'était engagée. C'était lourd de conséquences mais également plein de libertés qu'elle pourrait apprendre à apprécier pour ne pas exploser. Le serveur arriva pour débarrasser tout en apportant la carte des desserts et une cloche à fromages.

Il était plein d’espoir, le cavalier. Agetha posa ses doigts sur le dessus de sa coupe de vin pour empêcher le serveur de la remplir à nouveau. Wilhelm ne semblait pas avoir compris le sens que « je serai toujours à tes côtés » avait pour elle, mais elle ne releva pas. La fidélité, ce n’était pas son point fort. L’agente administrative ne courrait pas les jupons à droite ou à gauche, mais cette image du couple, celle de deux personnes qui ne s’aventurent jamais ailleurs, sous peine d’être tué, ça ne lui correspondait pas. Agetha ne pleurerait pas, si le Commandant allait chercher l’affection qu’elle ne pouvait lui donner ailleurs.

La jeune femme attrapa la carte des desserts et la feuilleta longuement. Elle pinça les lèvres, fortement tentée par l’arsenal de gâteaux et de pâtisseries qui se dressaient sous ses yeux. Elle en bavait presque, mais n’avait pas délaissé son agréable élégance pour quelques maigres parts de desserts. Lorsque le serveur revint, elle lui indiqua le plat qu’elle désirait commander et le laissa repartir avant de poser le regard sur son fiancé.

« Tu dis des choses gentilles, Wilhelm, je t’en remercie. »

Le dessert arriva plus rapidement que le repas. Agetha attrapa un couteau ainsi qu’une fourchette et défit le gâteau en morceau pour le savourer. Bouchée par bouchée. D’un coup, elle mangeait plus lentement, comme si elle voulait apprécier le gout du dessert plus longtemps.

Le repas prenait de nouveau une tournure banale mais agréable. Wilhelm se complaisait à voir sa vie devenir naturellement normale mais supérieure à celle des autres. Il avait demandé une omelette norvégienne en dessert et fut surpris de voir Agetha passer commande d'un dessert gourmand. Il n'osa pas interrompre la dégustation de sa fiancée et se pencha sur son assiette pour faire craquer d'un coup de cuillère la meringue flambée qui surplombait sa glace. Ce dessert ressemblait beaucoup à Agetha : une enveloppe épineuse et d'apparence fade qui dissimulait un cœur fondant et froid à la fois. Surprenant et délicieux, la comparaison tenait la route. A moins qu'Agetha ne brise le silence, il n'avait pas l'intention de reprendre la parole avant la fin du repas, ce qui ne l'empêchait pas de jeter un œil de temps en temps sur son élue. Vu son expression, il n'avait pas du faire trop d'erreurs sur sa prestation du soir.