Le cauchemar se répétait, comme chaque jour. Depuis un an, pas une journée ne se passait sans qu'il y ait de conflit, que ce soit avec les autres ou avec lui-même. Il n'y avait pas moyen de s'intégrer, ni de faire des efforts pour suivre les cours et les entraînements. Neils était décidément le plus mauvais de sa promotion et c'est ce qui lui valait tous les jours des brimades de la part de camarades plus âgés que lui.
Essuyant le sang qui coulait de sa bouche, il se retrouvait face à trois élèves de l'Armée de terre de septième année, avec qui il avait voulu jouer au dur. « Tu sers à rien, petit con. Arrête d'exister, sérieux. » Il les détestait tous. S'il avait pu, il les aurait tous massacré. Mais que pouvait-il faire avec sa force de gamin ? Il était faible, trop faible. Peut-être qu'ils avaient raison finalement, il crèverait comme un chien avant même d'avoir pu accomplir quoi que ce soit.
Fonçant sur l'un des types, il se fit stopper sans problème par le jeune homme qui lui envoya son pied en pleine figure avant de le mettre à terre, et le laisser là, à son sort, dans un coin du parc de l'école. Neils détestait vraiment cet endroit. Il était hors de question de se dévouer à ce projet de merde. Jamais de la vie.
Il attendit que les trois types soient partis pour se redresser et s'adosser contre le tronc d'un arbre, ramenant ses jambes vers lui, posant son front contre ses genoux pour cacher ses pleurs. Sans s'apercevoir de la présence d'une autre personne face à lui.
Ce n’était ni la meilleure ni la plus mignonne, donc loin d’être la préférée. Du haut de ses dix ans, Agetha regardait de travers l’une de ses camarades de classe un peu plus cruche qu’elle, une Barbie qui se vantait d’avoir passé les pires épreuves de sa vie donc, évidemment, il fallait être indulgent avec elle. La petite blonde ne se laissait pas prendre au jeu, oh non ! Si elle fermait sa gueule ou gribouillait dans ses cahiers en classe, se moquant pertinemment du cours –parce que c’était vraiment trop nul, à l’entrainement, elle se donnait un peu plus… Sur les autres. Parce qu’elle était née sur l’Experimental Project, on ne lui laissait aucune marge d’erreur. Elle venait de militaire, après tout ! Elle connaissait le système ! Hélas, Agetha, loin de n’être qu’une soldat sans émotion, envoyait fréquemment bouler les autres enfants.
Elle voulait bien être tolérante là, mais il ne fallait pas abuser, hein ! Ça commença par un doigt donneur, puis une grimace et ensuite du tirage de cheveux. « T’es trop conne ! » On ne savait pas trop qui avait commencé, mais c’était Agetha qui était debout à la fin de la petite bagarre. Elle se sentait fière, la petite Hallsteinssen, mais… Pas les surveillants. Une bonne claque –parce que c’était comme ça que ça s’élevait, des soldats- et l’enfant quittait l’aire de cours, seule.
Sur le chemin du retour, elle s’était mise à pleurer. Parce que la gifle, elle l’avait bien sentie, parce qu’au fond, ce n’était qu’une fillette. Lentement elle marchait, jusqu’à arriver en face d’un petit garçon accroupi au pied d’un arbre. C’était débile, pourquoi il dormait là ? Agetha retint ses larmes, essuya rapidement ses yeux et fronça les sourcils pour se donner un air.
Il leva les yeux, remarquant soudain une présence indésirable. Il renifla et baissa à nouveau la tête, pour ne pas qu'elle voit qu'il pleurait. C'était une fille en plus, pas question de passer pour une fiotte devant elle. Déjà qu'il se faisait traiter de sous-merde à longueur de journée, il ne fallait pas qu'il se taille une réputation de pleurnichard en plus de ça...
« Quoi ? Toi aussi tu vas me traiter de grosse merde ? »
C'était blessant de devoir faire face à cette réalité. Il savait qu'il était un bouc émissaire et qu'on se tournait souvent vers lui quand on voulait rire de quelqu'un. Il n'en était pas fier, vraiment pas fier. Et en même temps, il ne se sentait pas à sa place ici et n'arrivait pas à s'imposer parmi les autres, à faire bonne figure alors que sa seule envie était de repartir d'où il venait et ne plus revenir.
« Si t'es là pour me faire la morale c'est pas la peine. » lâcha-t-il, grognon. Ses larmes s'étaient arrêtées et il releva la tête vers elle, lui lançant un regard réprobateur, les yeux un peu rougis.
L’autre garçon avait les yeux rouges et des traces de sang qui barraient son visage. Son petit nez se plissa dans une expression de dégout. Agetha opina du menton, regardant son ainé d’un air toujours aussi vilain.
« J’en ai rien à faire que tu sois une grosse merde ! »
Lâcha-t-elle, avec sa petite voix cristalline. Parce que, franchement, elle savait pas c’était qui ce gosse et elle voulait pas le savoir. Néanmoins, de trouver quelqu’un d’autre, un autre enfant, aussi seul qu’elle ne lui donnait pas envie de partir. Agetha aurait pu lui mettre un coup de pied, après tout, il était amoché et parterre, mais s’en abstint. Elle allait déjà avoir pas mal d’ennui avec ses tuteurs –parce que ce n’était pas vraiment des parents, mais des soldats, hein, elle n’allait pas en rajouter une couche.
« La moral c’est con. Moi, j’espère que ceux qui t’ont fait ça bah… Tu leur as pété quelque chose aussi ! »
Malheureusement, ce n’était pas si facile que ça. Agetha renifla, essuya son nez avec sa manche. Elle esquissa un sourire con.
« Sinon tu pisseras sur leurs vêtements dans le vestiaire ! »
Cette fille avait l'air trop bizarre. Fronçant légèrement les sourcils, Neils l'observa tout en l'écoutant. Elle se prenait pour qui, pour lui parler comme ça ? Il se mordit la lèvre en l'entendant, réalisant qu'elle n'était pas si différente de lui. Rien à foutre de la morale. Elle croyait même que lui, un frêle garçon inoffensif allait rendre la monnaie de leur pièce à ces élèves de septième année qui se prenaient pour les rois.
« T'es vraiment débile toi ! »
Il tendit ses jambes dans l'herbe et commença à essuyer le sang et la saleté sur son visage endolori. Être vu dans cet état était déjà gênant, mais en plus cette fille se permettait de lui dire des trucs pareils. Mais où est-ce que j'suis tombé ?
« Si j'fais un truc pareil, ils vont me pourrir la vie jusqu'à la fin de mes jours. »
Malgré tout, ce n'était pas ça qui l'empêchait de chercher la bagarre à des élèves plus âgés et plus expérimentés.
Agetha posa ses petits poings blancs sur ses hanches et se pencha vers le jeune garçon. Elle fit un pas vers l’avant et s’agita un peu. Sa voix leva d’un ton, comme s’il venait de piquer sa susceptibilité en la traitant de débile. Ça ne la touchait pas personnellement mais… Il aurait pu la traiter de n’importe quoi elle réagirait de la même manière.
« C’est toi le débile ! »
Elle s’écarta sur le côté pour que l’enfant puisse étendre ses jambes comme il le voulait. Agetha continuait de le regarder. À son âge, elle n’en était pas encore venue aux nez ensanglantés, étant plutôt restée aux cheveux tirés et aux coups de pied dans les tibias.
« Parce que tu sais où tu seras toi, à la fin de tes jours ? T’as qu’à pas te faire prendre, de toute façon ils te cassent déjà la gueule hein ! »
À se faire péter la gueule, autant que ça soit pour une bonne raison !
Elle se mettait à le traiter de débile à son tour, et Neils se contenta de la regarder d'un air grognon, les sourcils froncés. Se faire insulter par une fille, cool.
« Je serai sûrement pas ici en tout cas ! Il est hors de question que je reste sur cette île de merde toute ma vie. »
Mais d'un côté elle avait raison ; il ne savait pas ce qu'il serait dans vingt ans. Il n'avait pas envie de rester ici, mais savait aussi qu'à l'extérieur, il n'avait aucun avenir. Les mots tranchant de la blonde qui suivirent lui firent serrer les poings et se relever brusquement, faisant face à la fille.
« Si tu viens avec moi, je le fais. »
Pisser sur les fringues des grands ? Après tout pourquoi pas, finalement il n'était plus à ça près.
Tiens, un point commun. Agetha aussi, mine de rien, comptait bien se prendre une barque et se barrer, un de ces jours. Sur les continents, elle n’était rien, elle n’existait même pas. EP-0, c’était vraiment la merde en fait ! Pire qu’EP-1, où elle vivait jusqu’à ses dix ans. L’armée, c’était complètement débile et Agetha ne se gênait pas pour le gueuler partout.
Le petit garçon se jeta sur ses pieds. La jeune fille fit un pas vers l’arrière, sur le coup de la surprise mais se mit rapidement en position, prête à frapper à son tour s’il attaquait. Elle planta ses yeux bleus dans les siens, serrant les poings. Il n’était pas si grand que cela, tiens. Mais, normal, c’était qu’un garçon.
« Les vieux de l’AT s’entrainent, y’a personne qui surveille ! »
Un large sourire malin fendit son visage. Un copain pour pisser sur les vêtements des grands, youpi ! Elle attrapa le bras du garçon et le tira avec elle d’un coup, pour l’entrainer vers les vestiaires.
« Viens, faut se dépêcher sinon on se fera choper ! »
Entraîné de force par la fille blonde, Neils manqua de trébucher mais se rattrapa comme un grand et la suivit en courant vers les vestiaires. Bizarrement, c'était le genre de truc qu'il n'avait jamais envisagé de faire jusqu'à maintenant, mais ça le faisait un peu rire. En plus d'être une douce vengeance, la chose en elle-même était assez hilarante.
Une fois qu'ils furent devant les vestiaires, Neils leva la tête pour regarder ce qui était écrit sur les différentes portes, cherchant les vestiaires des garçons. Il ouvrit lentement la porte et jeta un oeil à l'intérieur, avant d'entrer en faisant signe à la blonde de le suivre. Toutes les affaires des septièmes années étaient là. Jackpot.
« On se ferait massacrer s'ils nous voyaient faire ça. »
Mais cette fois il ne prononça pas ces mots avec réticence. C'était drôle, c'était comme un jeu, léger et surtout pas sérieux. Il attrapa un sac et le jeta par terre avant de donner un coup de pied dedans, et balança dans tous les sens tous les vêtements qui lui tombaient sous la main. Quel bonheur de pouvoir se lâcher un peu.
Un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche, la jeune fille regarda autour d’elle : Aucun signe de vie. Pisser sur les vêtements des grands était un peu dégueulasse, il fallait l’avouer mais, pour Agetha, âgée d’à peine dix ans, l’idée était particulièrement intéressante. Rien à faire des conventions ! Rien à faire de l’avis des autres ! Si elle avait envie de faire pipi là, elle ferait pipi là, point. Petite rebelle, va.
« On s’en fout ! Ils avaient qu’à pas nous embêter ! »
Elle rejoint le garçon et écrasa avec ses petits pieds les vêtements de ses ainés. Ce n’était pas très gentil et, à coup sûr, ils finiraient sur la troisième base pour avoir arborer un tel comportement mais… On ne vivait qu’une fois, hein ! Et cette vie, Agetha ne voulait pas la passer à se faire marcher sur la tête. Ça méritait bien un peu de vandalisme sur les fringues des septièmes années.
La jeune blonde ouvrit quelques casiers, les inspectant de ses petits yeux bleus et en sortit quelques trucs. Une photo par-ci, une chaussure par-là. Un peu n’importe quoi. Agetha en attrapa quelques uns et botta les autres jusque sous les douches. Elle n’était peut être pas équipée pour viser les objets en faisant pipi, mais il y avait les douches. Une, deux, trois. La sale peste ouvrit l’eau et s’écarta rapidement pour ne pas être trempée à son tour. Une fois son œuvre en marche, elle revint vers le garçon d’un pas rapide.
« Dépêche-toi ! Sinon on va se faire choper ! » [/b]
Jetant un coup d'oeil autour de lui pour constater l'état de la salle, il ouvrit soigneusement sa braguette. Il entendait le bruit de la douche derrière lui, probablement l'autre fille qui avait trouvé un bon moyen d'inonder d'eau les fringues de ces messieurs de septième année. Neils quant à lui, pissa sur un sac de sport, un qu'il connaissait bien puisque c'était celui de son principal détracteur.
Au même moment, la blonde revenait vers lui d'un pas pressé, lui disant de se dépêcher. « Ouais ouais, voilà ! » Il grimaça et remonta sa braguette avant de courir vers la porte du vestiaire et en sortir accompagné de sa camarade. Ça y est, le mal était fait. Il savait que c'était mérité. En tout cas, pas de septième année en vue dans le coin, donc personne ne saurait jamais qui étaient les responsables de ce foutoir. Ils étaient juste trop naïfs pour se douter qu'il y avait des caméras un peu partout sur l'île.
« Comment tu t'appelles au fait ? » questionna-t-il, les mains derrière le dos, en s'éloignant tranquillement des vestiaires. Pas la peine de trainer par là, ils pouvaient revenir à tout moment.
Il l’avait fait ! Le garçon avait suivi les judicieux conseils d’Agetha et s’était lâché sur les vêtements de son bourreau ! La petite blonde était fière de son nouveau partenaire de bêtises et quitta rapidement le vestiaire avec un grand sourire au visage. Ah ! Ça faisait longtemps qu’elle ne s’était pas autant amusée ! Faire des coups bas, taper sur les autres nunuches de la formation, ce n’était pas drôle, mais à deux…
Agetha retapa son uniforme pour le défroisser et battit des paupières à la si évidente question du garçon. Je t’entraine pour pisser sur les vêtements des autres mais, qui suis-je ? Sans hésitation, elle répondit, avec sa petite voix criarde :
« Moi c’est Agetha. Et toi ? T’es dans l’armée de terre aussi, hein ? »
En tout cas, il n’avait pas l’air dans la marine ou les hélicoptères, hein ! Un pilote de chasse qui fait pipi sur les choses des autres, c’est beaucoup moins crédible. Beaucoup trop bourrin pour ces moustiques motorisés.
Bien vite, Neils oublia ses gestes déplacés dans les vestiaires. Pour la première fois depuis qu'il était ici, il se laissait approcher par quelqu'un d'autre, pour la simple et bonne raison que cette fille était venue le trouver pour autre chose que se moquer de lui. C'était inattendu, mais plutôt réjouissant, et ça lui faisait chaud au coeur, un peu. Il tourna la tête et cligna des yeux, les mains derrière son dos.
« Neils. » répondit-il timidement. Il n'aimait pas son prénom, car personne ne le prononçait correctement. Il détourna le regard et prit une petite inspiration, avant de reprendre. « Je suis dans l'armée de terre. Combattant. Mais je suis nul, et les autres me disent que je resterai dernier toute ma vie. »
Il n'avait pas beaucoup d'estime pour lui-même, alors forcément, les autres n'en avaient pas non plus. Il ne s'entrainait jamais en dehors des horaires d'entrainement obligatoire, et ne faisait pas d'effort de concentration pendant les cours. Il ne se voyait aucun avenir sur cette île, et restait bloqué sur le passé. Incapable d'avancer, de regarder vers l'avenir.
Lança-t-elle. Parce qu’il fallait restée polie, tout de même ! Agetha eut néanmoins une grimace lorsque Neils commença à jouer la petite victime. Ah ! Il était beaucoup plus sympa le zizi à l’air en train de pisser sur les vêtements de ses bourreaux. Elle se dit que le garçon avait besoin d’un bon gros coup de pied dans le cul, mais se retint de le lui donner. Quelqu’un d’autre s’en chargera sûrement plus tard. Agetha, pour sa part, avait déjà ses parents sur le dos pour le faire, mais elle préférait aller à contre courant.
« Longtemps, tu dis ? Je suis née ici ! Et j’ai pas l’intention d’y crever. »
Dans le couloir, les septièmes années pointèrent le bout de leur nez. Ils revenaient d’entrainement, sans doute. Ils ne manquèrent pas de pousser les deux gamins à leur passage, traçant leur route ensuite. Agetha fit un doigt d’honneur dans leur dos et poussa Neils à continuer leur marche d’un pas un peu plus rapide. Elle le pressa à tourner, qu’ils quittent cette bâtisse de malheur au plus vite.
« Pourquoi tu changes pas, si t’es si nul que ça ? T’as envie d’être dernier toute ta vie ? »
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